Découvrez ici les nombreuses recensions des livres de nos auteurs. Merci à la revue Archeologia, Commentaire. Merci à la revue du mouvement social et merci à l’Inrap!

La revue “Archeologia” évoque le travail de nos auteurs ; Caroline Husquin et de Nicole Belayche et Sylvia Estienne…

L’intégrité du corps en question, Perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, Pur, 2020, 360 p, 26 euros. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4958

Religion et pouvoir dans le monde romain, L’autel et la toge. De la deuxième guerre punique à la fin des Sévères, Pur, 2020, 420p. 25 euros. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4973

L’inrap interview Gilles Leroux, auteur avec Maurice Gautier et Philippe Guigon de Moisson du ciel

https://www.inrap.fr/30-annees-d-archeologie-aerienne-au-dessus-du-massif-armoricain-15038

Les moissons du ciel, 30 années d’archéologie aérienne au-dessus du Massif armoricain, Pur, 2019, 432p, 39 euros. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4918

Recension du Lexicon de Jean-Michel Fontanier dans la revue “Commentaire”.

Un dictionnaire trilingue

Les Français de Corneille et jusqu’à ceux de la Révolution s’approprièrent l’Antiquité romaine d’une manière telle que nous n’en aurions plus aujourd’hui le courage – grâce à notre esprit his- torien supérieur. Et, quant à l’Antiquité romaine elle-même : avec quelle violence et quelle naïveté  à la fois ne mit-elle pas la main sur tout ce que    la haute Antiquité hellénique  avait  d’excellent  et d’élevé ! Comme les Romains savaient la tra- duire dans l’actualité romaine ! […] En effet, autrefois, c’était conquérir que de traduire – […] non point avec le sentiment d’un larcin, mais avec la parfaite bonne conscience de l’Imperium Romanum.

On a rarement défini plus efficacement la complémentarité historique qui lie ainsi les langues et littératures grecques, latines et françaises que ne le fait ici Nietzsche dans Le Gai Savoir (II, 83). Mais comment passer ainsi d’une de ces trois langues aux deux autres sans

recourir simultanément à de gros et malcom- modes dictionnaires ?

Voici que paraît la deuxième édition, revue et notablement augmentée, d’un dictionnaire tout à fait original, dont la première version, publiée en 2012, a rencontré un grand succès parmi les amoureux des langues anciennes et qui apporte comme la solution de cette difficulté. Son auteur en est le latiniste Jean-Michel Fontanier, ancien élève de la Rue d’Ulm et professeur à l’univer- sité de Rennes, auquel on doit, entre autres, une merveilleuse méthode d’apprentissage ou de redécouverte de la langue latine, parue en 2014 sous le titre Le Latin en quinze leçons. Ici, il s’agit d’un dictionnaire, ou plutôt d’un lexique trilingue, se présentant comme un volume de 823 pages, mais qui reste maniable et dont on appréciera l’impeccable présentation et la typo- graphie très lisible : dans la première partie, les entrées sont en français, chaque mot étant suivi de sa traduction, d’abord en latin, puis en grec ; la deuxième partie met en tête les mots latins, traduits successivement en français, puis en grec ; dans la troisième, les mots grecs sont en tête, chacun étant traduit en français, puis en latin. L’ouvrage se termine par deux utiles listes des formes verbales un peu difficiles à identi- fier, comme le participe passé pour le latin et l’aoriste pour le grec. Autrement dit, feuilleter un tel volume triple, c’est pouvoir aller tantôt de Paris à Athènes en passant par Rome, tantôt de Rome à Athènes en passant par Paris, tantôt d’Athènes à Rome, via Paris. Il va sans dire que les premiers utilisateurs d’un tel dictionnaire – qui est comme la réunion en un volume et sous forme abrégée d’un Gaffiot, d’un Bailly et d’un Robert – seront les professeurs et les étudiants de la filière « Lettres classiques », qui est consa- crée à l’étude conjointe du français, du latin et du grec, filière qui subit aujourd’hui de plein fouet les conséquences des entraves mises à l’étude des langues anciennes pendant tant d’an- nées dans l’enseignement secondaire. Mais ce Lexicon s’adresse aussi à tous ceux qui étudient la philosophie antique, dont on sait de plus en plus, aujourd’hui, qu’elle ne fut pas seulement d’expression grecque, puisqu’elle comporta nombre d’auteurs écrivant en latin. Au-delà, cependant, de ces publics acquis d’avance, ce dictionnaire si original intéressera quiconque s’interroge sur l’origine du français qu’il parle, lit et écrit : l’écrasante majorité des mots de notre langue ne viennent-ils pas du latin ou du grec ? On aime, il est vrai, souligner aujourd’hui

la diversité d’origine caractérisant le français. Il ne faudrait tout de même pas oublier que la proportion des quelques dizaines ou centaines de mots que notre langue a pu emprunter à d’autres idiomes comme le gaulois, les parlers germaniques, l’anglais et même l’arabe, est sans commune mesure avec la masse des vocables venus du latin ou du grec ; sans parler du fait que près de la moitié des mots anglais proviennent, d’une manière ou d’une autre, et souvent via l’ancien français, du latin… L’un des princi- paux intérêts d’un tel dictionnaire tient donc à ce qu’il offre un panorama simultané des voca- bulaires grec et latin, qui sont et restent, pour notre langue, le principal réservoir pour la créa- tion lexicale : de ce point de vue, ce dictionnaire est un incomparable instrument de compréhen- sion terminologique. En le feuilletant, on prend conscience de la complémentarité, souvent des similitudes, entre les deux langues anciennes et la nôtre, mais aussi de leurs irréductibles différences. Impressionnante richesse du terme logos, que plusieurs mots latins suffisent à peine à rendre : verbum, « mot », fama, « bruit qui court », sermo, « entretien », mais aussi oratio, « discours », et ratio, « raison ; proportion » ! On y retrouvera la fameuse opposition, si bien commentée jadis par Benveniste, entre la polis, « cité », qui est première par rapport à celui qui l’habite, le politès, « citoyen », tandis que, à Rome, ce sont les citoyens, cives, qui font la civitas. Et, en ces temps de confinement – fines, « frontières, limites » – et d’épidémie – epidèmia, « séjour dans un pays », « propagation d’une maladie dans un pays » –, et maintenant de pandèmia, « maladie commune à toute la popu- lation », où il nous faut éviter tout contact avec autrui, en latin contagio, veillons à ne pas nous laisser abattre, ce qui se dit se animo demittere, en latin, et eis athumian katastènai, en grec. Il faut garder espoir, le « concevoir », comme dit le latin, spem concipere, « s’en emparer », comme dit le grec, elpida lambanein. Espérer aussi dans l’avenir d’une culture classique magnifiquement servie par un tel instrument de découverte !

Mordicus

Robert Delord, avec Mordicus. Ne perdons pas notre latin ! nous offre-t-il encore une nouvelle défense et illustration de la langue latine ? Oui, mais ce petit livre, plein d’énergie et d’idées, ne ressemble pas à ceux, si excellents soient-ils, qui ont été publiés en réaction à la réforme létale de 2015. Car, là où ces ouvrages exposaient d’un point de vue souvent un peu désincarné, sub specie aeternitatis, les beautés de la langue et de la littérature latines, il s’agit ici du témoi- gnage de terrain d’un professeur de l’enseigne- ment secondaire, aux prises, jour après jour, avec les réalités du système scolaire tel qu’il est aujourd’hui ; d’un professeur aussi qui connaît bien ses élèves, qui est animé par la passion de les faire progresser, et qui sait nous faire parta- ger son admiration pour leur curiosité, leur ténacité et leur enthousiasme. Car, incontes- tablement, et c’est, si on veut, le bon côté des difficultés actuelles, les jeunes qui font mainte- nant le choix d’étudier le latin au collège et au lycée font preuve de ces trois belles qualités ! Judicieusement, Delord commence par un bref état des lieux. La suppression de l’enseigne- ment obligatoire du latin(1) en 6e, décidée en 1968 par Edgar Faure, alors ministre de l’Édu- cation nationale, suivie par sa suppression en 5e, a marqué le début d’une tendance de longue durée. En un demi-siècle, de 1967 à 2017, l’ho- raire de latin dans l’ensemble d’une scolarité au collège est passé de 19 h. d’enseignement à seulement 5 h, soit un horaire divisé par 4 ! Même s’il y a eu parfois, de la part de certains responsables, plus courageux, plus lucides ou plus écoutés que d’autres, des tentatives de ralentir le mouvement, le bilan de ce demi- siècle est sans appel : force est de constater que le ministère de l’Éducation nationale a été, pour les langues anciennes en général et le latin en particulier, ce qu’on appelle en finances une structure de défaisance. Comme l’auteur de la présente recension l’a souvent entendu dire à Jacqueline de Romilly, « les langues anciennes se portent très bien partout, sauf au minis- tère »… Et, même si ce n’est, heureusement, plus vrai désormais, les résultats de cette longue et méthodique déconstruction perdurent pour- tant aujourd’hui. On s’aperçoit ainsi que l’éli- tisme dont est souvent accusé le latin a été orga- nisé par l’institution elle-même : c’est ainsi qu’il est impossible au plus du demi-million d’élèves des lycées professionnels d’étudier à la fois latin et grec, les lycéens en formation technologique ne pouvant, quant à eux, tout simplement pas présenter le latin au baccalauréat. Au total, sur les plus de deux millions de candidats bacheliers que l’on compte chaque année, seule une moitié a la possibilité de présenter le latin au bac. Et pourtant, comme le souligne Delord, le total des élèves qui font le choix du latin atteint encore le demi-million. « Quels seraient les effec- tifs de latinistes en France si l’on débarrassait l’enseignement du latin de toutes les entraves mises à son essor ces 50 dernières années ? » Mais Delord n’est pas un pessimiste, bien au contraire : il préfère souligner combien les conditions difficiles auxquelles est soumis l’en- seignement du latin, le fait même qu’il ne soit plus, et depuis longtemps, une matière obliga- toire ont obligé celles et ceux qui l’enseignent à repenser leur pédagogie. Il ne s’agit plus de faire peiner l’élève sur de gros dictionnaires, mais, en recourant notamment aux possibilités interactives offertes par la technologie, de lui faire aimer une langue et une littérature excep- tionnelles. Il met justement en garde contre le remplacement de l’apprentissage linguistique proprement dit par un vague enseignement dit de civilisation, dont il montre très bien qu’il ne répond ni aux besoins ni même aux attentes des élèves. Il rappelle, et avec des anecdotes pleines de saveur, les mille et un bienfaits de la décou- verte de la langue latine pour les collégiens et lycéens ; il se souvient aussi d’en avoir été un, ce qu’il évoque dans de courts passages autobio- graphiques éclairants, voire émouvants. Parmi ces bienfaits, il y a d’abord l’étymologie, qui permet à chaque élève de prendre conscience de l’origine et des sens des mots qu’il emploie, et, le cas échéant, de leur orthographe ; ensuite, le va-et-vient entre littérature et histoire qu’oc- casionne tout cours de latin montre aux élèves à quel point l’ensemble des pays méditerranéens, dont beaucoup sont originaires, ont appartenu à cette civilisation antique dont les pays du nord de l’Europe n’ont pas l’apanage : de ce point de vue, l’enseignement du latin a un rôle civique qui pourrait, s’il n’était pas sans cesse contrecarré, s’avérer très important. Le latin apporte aussi aux élèves la reconquête, grâce à l’apprentissage des déclinaisons, des catégories fondamentales de la grammaire qui leur seront très utiles en français. Ce que le latin donne également, c’est, tout simplement, la possibilité de lire les auteurs classiques français, dont la langue, aujourd’hui, n’est souvent plus accessible à un jeune lecto- rat. On trouvera dans ce livre un bel éloge de la traduction, là encore considérée du point de

vue de son apport à une pédagogie de la décou- verte : ne donne-t-elle pas à qui la pratique  le sens du dialogue avec une culture autre et, par là, n’a-t-elle pas une valeur formatrice ? Et comme il le note, non sans malice, la concision et la densité de la langue latine sont un bon antidote au bavardage généralisé qui prévaut, notamment dans les réseaux sociaux ! Et même si l’on ne veut se placer que du point de vue de l’utilité, il est certain que le latin, qui est à l’origine de tant de langues actuelles, donne à qui l’apprend une base qui lui facilitera ensuite l’apprentissage des langues étrangères. Le livre se termine par un panorama très informé des films, des séries récentes et, surtout, des jeux et des sites électroniques traitant de l’Antiquité romaine.

Contre les préjugés de l’utilitarisme à courte vue, du conformisme social, de l’anti-intellec- tualisme ambiant et du narcissisme numérique, il importe de donner au latin le statut d’une vraie discipline dans la formation dispensée aux élèves des collèges et lycées. Ce qui, technique- ment, implique de revenir, pour la 5e, à l’horaire

qui prévalait avant 2015, et de donner au latin le statut de matière « dérogatoire » : comme c’est le cas pour d’autres disciplines rares, l’élève qui, au sortir du collège, souhaite continuer à étudier la langue latine, alors qu’elle n’est pas enseignée dans son lycée, serait autorisé à aller suivre les cours dispensés dans un établissement voisin. Avec de telles mesures, à la fois qui sont réalistes et dont les résultats seraient immédiats, il s’agit non pas d’imposer une contrainte à tous, mais de créer les conditions d’une liberté en rendant le latin accessible à celles et ceux qui veulent l’apprendre. Ne nous y trompons pas : comme le montrent la baisse ou, selon les années, la stagnation de la France dans les classements internationaux en termes de résultats scolaires, il y a urgence. Et, à bien y songer, ce qui est en jeu dans ces questions d’enseignement, ce n’est pas seulement le type de formation souhaitable pour la jeunesse des écoles, mais bien la qualité même de notre démocratie.

ALEXANDRE GRANDAZZI

Dictionnaire trilingue français, latin, grec. 2e édition revue et augmentée, Pur, 2019, 824p. 39 euros. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2959

La “Revue du Mouvement social” parle du livre de Benoît Agnès.

Les pétitions sont à la mode. Elles le sont dans les pratiques, puisque les réseaux sociaux ont grandement facilité la diffusion d’un texte et de sa signature ; elles le sont aussi dans l’historiographie, de manière plus relative, depuis une vingtaine d’années. À l’heure où l’on réfléchit aux possibilités d’approfondir la relation démocratique entre gouvernants et gouvernés au-delà du seul rituel électoral, il n’y a sans doute là rien de bien étonnant. Les pétitions ne sont-elles pas un moyen idéal pour le « peuple » ou la « société » d’interpeller directement parlementaires et ministres sur des problèmes précis et, éventuellement, de s’opposer à certains de leurs projets ? Les retours documentés sur des usages passés du pétitionnement sont dès lors précieux pour comprendre son ampleur comme ses limites, ses usages comme ses effets, et on ne peut que se réjouir dans cette perspective de la publication de la thèse de Benoît Agnès, soutenue à l’université Paris 1 en 2009. L’appel au pouvoir. Les pétitions aux Parlements en France et au Royaume-Uni (1814-1848) est en effet un livre important, pour éclairer l’histoire au long cours des pratiques de pétitionnement autant pour affiner notre connaissance des institutions et des sociétés politiques française et britannique du premier XIXe siècle. En ce domaine comme dans d’autres, ce moment de l’histoire européenne, heureusement revisité par de nombreux travaux depuis deux ou trois décennies, n’usurpe assurément pas la réputation de laboratoire politique qui lui est parfois accolée. Alors que la place accordée aux pétitions dans les procédures parlementaires actuelles des deux pays est très réduite, voire inexistante, leur lecture et les débats qui s’ensuivaient occupaient alors un temps considérable des sessions parlementaires de part et d’autre de la Manche, surtout de l’autre côté du Channel. On écrivait massivement aux Chambres : entre les deux dates considérées, Benoît Agnès a recensé 400 000 pétitions adressées à la Chambre des communes et 40 000 à la Chambre des députés. Son livre constitue une exploration minutieuse de ce corpus – ou de parties de celui-ci – afin de proposer « une histoire socioculturelle du politique et de ses représentations » au travers de l’objet pétition saisi dans ses moindres détails, de sa fabrique à sa réception.

Le plan du livre respecte cette logique d’exposition. Une première partie est consacrée à ce que l’auteur appelle « l’amont des pétitions ». Il y examine tour à tour les règles juridiques et procédurales qui encadrent le pétitionnement dans les deux pays (chap. 1), les identités géographiques, sociales et de genre des signataires (chap. 2) ainsi que les « trajets » des pétitions dans toutes leurs étapes, de leur écriture à leur présentation aux Chambres en passant par la collecte des signatures (chap. 3). Un dernier chapitre de cette partie est consacré à la fascination produite par l’ampleur des pétitions britanniques sur diverses figures politiques et intellectuelles françaises, socialistes (Cabet) comme libéraux (Bastiat), républicains (Marrast) comme catholiques (Montalembert), qui tentèrent de développer dans les mêmes proportions le fait pétitionnaire en France : les Britanniques, eux, ne regardent pas ce qui se passe outre-Manche et cette circulation des regards n’existe donc qu’en sens unique. Dans la deuxième grande partie, Benoît Agnès entre dans la chair même de ces pétitions : il dissèque la manière dont les pétitionnaires s’adressent aux Chambres (chap. 5), puis examine les objets des demandes, des plus traditionnelles (chap. 6) – suppliques de particuliers, préoccupations locales, protestations contre les impôts – aux plus neuves (chap. 7), notamment, en ce grand moment chartiste, les revendications démocratiques. Enfin, une troisième partie traite des « destins des pétitions ». La légitimité et l’authenticité de ce moyen d’expression des opinions font débat dans les Chambres (chap. 8). L’auteur évoque successivement leur prise en considération au moins formelle (chap. 9) et leur rejet, souvent méprisant (chap. 10). Tout au long de l’ouvrage, l’auteur propose des analyses claires et documentées. Il se montre autant à l’aise dans les dépôts d’archives françaises (série C des Archives nationales) que britanniques (série HO des National Archives, à Kew) et s’appuie à parts égales sur les deux historiographies.

Parmi les nombreux apports du livre, il faut d’abord insister, précisément, sur le pari tenu du comparatisme, plus souvent objet de vertueuses déclarations d’intention qu’effectivement pratiqué. Benoît Agnès livre quant à lui une histoire véritablement comparée du pétitionnement en France et au Royaume-Uni. Celle-ci est beaucoup moins marquée par des circulations que par des concomitances. Dans l’un et l’autre cas, la pratique pétitionnaire présente aux contemporains une possible voix de la nation, étendue dans ces systèmes plus ou moins censitaires à des « catégories et [des] intérêts dépourvus de toute représentation dans l’ordre politique » (p. 76). Elle subvertit également en partie les cloisonnements sociaux et de genre, puisque se mêlent parmi les signataires de mêmes pétitions des hommes et des femmes de diverses classes sociales. À la lumière de sa connaissance des stratifications sociales des deux sociétés, Benoît Agnès établit des équivalences sans écraser les différences. Par exemple, en France comme au Royaume-Uni, le mépris de nombreux parlementaires pour la « populace » signataire des pétitions est commun, notamment à l’encontre des analphabètes qui se contentent d’une croix, mais il emprunte les chemins spécifiques des catégorisations sociales spécifiques de chacun des deux pays. On pénètre ainsi dans le monde des freeholders britanniques comme dans celui des capacités françaises, puisque l’enjeu pour les plus conservateurs, de part et d’autre de la Manche, consiste à définir un seuil de respectabilité nécessaire pour être légitime à signer : il s’agit donc d’entrer dans la finesse d’un social aux formes spécifiques pour éclairer ces débats. L’une des grandes conclusions de l’ouvrage, même si l’auteur répugne à user d’oppositions faciles entre « modernité » et « retard » ou « réformisme » et « révolution », tend à montrer les configurations très différenciées du fait pétitionnaire au Royaume-Uni et en France. Assis sur une tradition séculaire solide, le pétitionnement outre-Manche connaît une résonance sociale forte – que l’on songe aux millions de signataires des pétitions chartistes –, il est respecté par les parlementaires et possède parfois de réels effets, à longue échéance, sur la prise de décision politique. En France, ce droit mal stabilisé connaît une appropriation moindre par la société – même si celle-ci est significative dans un contexte si strictement censitaire –, les pétitions sont plus facilement écartées par les parlementaires et « les victoires sont rares, discrètes et de faible portée » (p. 285). La confrontation avec le Royaume-Uni jette ainsi de nouveau une lumière crue sur l’absence de circuits de communication efficaces, donc propres à atténuer les conflits, entre autorités et population dans la France des monarchies constitutionnelles.

Un autre grand apport de l’ouvrage tient à la description très fine, au ras du sol, des pratiques de la pétition. Benoît Agnès souligne la similitude de forme, au Royaume-Uni, entre le canvassing, le quadrillage territorial effectué lors des campagnes électorales, et la collecte des signatures dans les villes et les campagnes. Il détaille les divers modes de mobilisation autour d’un texte, en France également, soit par le dépôt d’une pétition dans un lieu public, soit par son convoi « de porte en porte, d’atelier en atelier, de place en place » (p. 92). Ces développements placent l’ouvrage dans un registre passionnant d’ethnologie du politique qui ne concerne pas que le temps de la signature et les classes dominées. L’auteur consacre aussi de très belles pages au cheminement très concret des pétitions au sein de chaque parlement, de leur réception et leur classement par des secrétaires à leur examen plus ou moins sérieux par des commissions : l’ouvrage contribue ainsi très utilement à l’histoire beaucoup trop négligée, au moins du côté français, de ces institutions. En amont, le choix du papier, celui aussi des formules retenues pour s’adresser aux parlementaires – plus normalisés dans les deux cas au Royaume-Uni qu’en France – donnent lieu à des pages très intéressantes. L’histoire matérielle de la pétition que propose le livre, de la même manière qu’il existe une histoire matérielle du vote (sur l’invention du bulletin, de l’isoloir, etc.), permet de se confronter à des éléments très concrets qui, pour certains d’entre eux, ont frappé les contemporains. La pétition chartiste de mai 1842, forte de 3,3 millions de signatures, portée en procession par 50 000 personnes, fait ainsi plus de neuf kilomètres de long, pèse plus de six cents kilos et ne demande pas moins de trente personnes pour assurer son transport.

Même si les revendications chartistes n’aboutissent pas, du moins pas immédiatement, on est toutefois peu convaincu par l’usage assez artificiel que Benoît Agnès fait de la notion de « crise » tout au long du livre : c’est là la seule véritable réserve que l’on éprouve à la lecture. La notion de crise ne semble en effet convenir ni à la situation britannique, tant le pétitionnement constitue un fait social et politique majeur durant ces années, ni à la situation française, puisque l’on n’avait jamais tant pétitionné de ce côté-ci de la Manche avant 1814. Malgré cette nuance, il apparaît clairement que cet ouvrage s’imposera désormais comme une référence importante de l’historiographie du politique au XIXe siècle.

Pierre Karila-Cohen

Benoît Agnès, L’appel au pouvoir. Les pétitions aux Parlements en France et au Royaume-Uni (1814-1848), Pur, 2018, 312p. 25 euros http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4558

La “Revue du Mouvement social” parle du livre dirigé par Ismaël Ferhat

Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque qui s’est tenu en décembre 2016 à l’université de Picardie Jules-Verne. Ses contributions convergent vers la réponse à une question jamais analysée spécifiquement et dans sa globalité : les rapports qu’ont eus avec l’école les différents partis de gauche, pendant près d’un siècle. Il s’agit exclusivement ici des partis de gouvernement : SFIO, PS, PC, PSU, Radicaux, et, plus récemment, Écologistes, qui ont effectivement eu en charge, à un moment ou un autre de cette histoire, la discussion et le vote des lois scolaires et éventuellement leur mise en œuvre, aux plans national, régional ou communal. Ne sont pas pris en compte les extrêmes gauches ni les mouvements libertaires, anti-étatistes et méfiants, par principe, envers toutes les institutions scolaires, qu’elles soient confessionnelles ou laïques. I. Ferhat explique ce choix dans son introduction, où il précise également l’ambition de l’ouvrage : analyser les rapports des gauches à l’école sous des angles multiples mais articulés, de l’énoncé de grands principes aux applications sur le terrain, en passant par l’élaboration des programmes électoraux, la préparation, la discussion et le vote des lois, les débats et divergences internes à chaque parti, la porosité avec les programmes syndicaux et les conflits ou divergences qui ont pu opposer toutes ces composantes de la gauche, dans des contextes et des conjonctures mouvantes, parfois à très court terme.

Le pari peut paraître exagérément ambitieux, mais il est largement tenu. La quinzaine de textes qui constituent l’ouvrage éclairent chacun un ou plusieurs aspects de la question, sous une forme ramassée mais solidement documentée et étayée. Sont notamment mises à contribution des sources internes aux partis et à leurs commissions éducatives, dont la composition sociologique, à majorité enseignante, est finement analysée. Sont également rapportés les témoignages de quelques grandes figures des partis, qui évoquent leur rôle sans complaisance excessive, et éclairent ainsi de l’intérieur les contextes où ils l’ont joué.

Ce qui ressort peut-être le plus manifestement de l’ensemble de ces analyses est la multiplicité des raisons qui expliquent l’écart entre les idéaux éducatifs proclamés et les voies et moyens envisagés ou adoptés pour les atteindre. Un large consensus existe certes sur quelques-uns de ces idéaux. Deux d’entre eux, formulés en 1987, sont reproduits sur la couverture de l’ouvrage, entre deux roses au poing : « Priorité à l’éducation » et « Égalité chérie » (ce dernier aurait surpris Rouget de Lisle). De même, la charte du Conseil national de la Résistance veut consensuellement promouvoir par l’école « une élite véritable, non de naissance mais de mérite et constamment renouvelée par les apports populaires ». Mais comment y atteindre ? C. Freinet, communiste, propose de pratiquer une pédagogie « prolétarienne » ou « populaire ». G. Cogniot, communiste aussi, veut favoriser l’accès du plus grand nombre à l’enseignement secondaire, latin compris ; la « démo-méritocratie » qu’il défend le conduit à critiquer, en 1948, « ceux qui, sous prétexte d’innovation pédagogique, aspirent à vider l’enseignement de son contenu intellectuel ».

Des divergences du même ordre s’observent au sein de la gauche à propos du collège unique. En principe « de gauche », cette mesure est prise par la droite en 1975 : elle sème la zizanie dans les gauches de gouvernement et dans les syndicats de même sensibilité, qui critiquent ses modalités d’application, sans s’accorder sur ce qu’elles devraient être. Divergences idéologiques ou tactiques apparaissent à d’autres moments clés de l’histoire de l’école. C’est le cas du moment Jean Zay, dont la politique scolaire n’est que modérément soutenue par les partis du Front populaire, y compris le sien. C’est le cas aussi des batailles laïques de l’après-guerre. C’est en 1949 seulement qu’Albert Bayet invente le slogan « À écoles publiques fonds publics, à écoles privées fonds privés », d’allure ferryste. Il sera repris jusque dans les années 1980 comme un marqueur idéologique, mais sans concrétisation législative, tous les partis de gauche n’en faisant pas la même priorité et la société civile, dans ses diverses sensibilités, souhaitant conserver une école confessionnelle de recours en cas de défaillance de l’école publique.

Les municipalités et régions aux exécutifs de gauche constituent également un terrain d’observation et d’évaluation des politiques scolaires, menées dans les limites de leurs responsabilités à ces niveaux. Ainsi, en 1986-1993, la région Nord-Pas-de-Calais choisit de développer l’enseignement professionnel plutôt que l’apprentissage, en adaptant les formations aux besoins des entreprises. Ce choix est conforme aux priorités de la gauche de gouvernement depuis 1985, mais suscite les critiques du PC et du SNES, qui dénoncent le risque d’un « asservissement aux intérêts à court terme du patronat ». Au niveau local est posée la question de l’éventuelle spécificité des politiques scolaires menées par les municipalités socialistes. D’abord cantonnée pour l’essentiel à un soutien marqué aux actions socio-éducatives et périscolaires, dans la continuité du Front populaire, s’observe depuis la fin des années 1970 une volonté de partenariat plus direct avec les établissements eux-mêmes, notamment dans la gestion du temps et des rythmes scolaires. Mais sous réserve d’analyses plus larges et approfondies, la marque distinctive de ces politiques éducatives socialistes au niveau communal demeure incertaine, au moins jusqu’à la fin des années 1980.

La conclusion générale de l’ouvrage, confiée à Antoine Prost, est assez désabusée. La gauche « s’estime seule légitime en France pour traiter des questions d’éducation », dit-il, car elle revendique l’héritage des Lumières et des fondateurs de la République. Héritage un peu lointain et incantatoire car il n’existe plus, depuis longtemps, de « consensus éducatif entre les gauches ». La gauche est éclatée sur presque tous les problèmes : laïcité, finalités de l’enseignement, contenus des programmes, méthodes pédagogiques. Elle n’a donc plus de vrai projet pour l’éducation, ce qui lui interdit d’agir durablement sur les politiques publiques concernant l’école, laissant sa reconstruction à la droite qui, elle, « s’estime seule légitime pour gouverner ».

Pierre Caspard

Les gauches de gouvernement et l’école, Programmes, politiques et controverses du Front populaire à 2012, Pur, 2019, 180 p, 20 euros.

Pour vous procurer le livre, cliquez-ici : http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4921

La “Revue du Mouvement social” parle du livre d’Hélène Hatzfeld

La « démocratie » n’est pas une forme d’organisation politique immuablement normée et stabilisée. Mais les véritables expérimentations démocratiques, même au niveau local, sont rares ou éphémères. C’est toute l’originalité et l’intérêt de l’ouvrage d’Hélène Hatzfeld, La politique à la ville, que de faire revivre l’une des plus emblématiques d’entre elles, celle des municipalités « autogestionnaires » de Louviers, particulièrement dans un contexte de « rejet croissant des formes instituées de la démocratie représentative » (p. 285). L’auteure décrit en effet un « projet politique expérimenté à Louviers dans les années 1960-1970 » (p. 14), une petite ville d’environ 19 000 habitants (en 2016, comme en 1982) du département de l’Eure, l’expérience pouvant être qualifiée de manière oxymorique de « gouvernement autogestionnaire ». Cette étude permet de sortir de l’opposition réductrice entre démocratie représentative et démocratie participative1. L’expérience s’est déployée durant trois périodes, celle de la municipalité dirigée par le docteur Ernest Martin (1965-1969), une période de « contre-pouvoir » d’un mouvement qui en est issu, le Comité d’action de gauche (CAG), dans l’opposition, suivie par sa (re)prise du pouvoir municipal de 1976 à 1983 (avec Henri Fromentin comme maire). Le double moment de gouvernement fut labellisé ensuite comme une rare tentative « autogestionnaire » (p. 68), la continuité entre les deux municipalités étant « une nouvelle preuve de la relativité de la rupture introduite par mai 1968 » (p. 72).

Faire autrement des politiques

Après une victoire aux élections municipales de 1965, une « union des gauches » gouverne la municipalité de Louviers. Sa toute première décision fut de créer une « grande crèche » et une garderie. Sont aussi promues une reprise en main de l’urbanisme par la mise en place d’un atelier municipal et une politique culturelle se voyant attribuer un budget « aussi élevé que la voirie » (p. 190) (rénovation du musée, bibliothèque, discothèque, laboratoires de langues étrangères), des innovations qui firent écho aux expériences des Groupes d’action municipale (GAM). En témoigne la « fête du livre », organisée dans les salons de l’Hôtel de Ville et dans la cour de la mairie le 3 octobre 1976, où des écrivains rencontrent la population et où sont distribués gratuitement des livres aux citoyens. Mais la rupture s’incarne surtout spectaculairement dans la gratuité des services publics, qu’ils soient culturels dans une optique de « critique de la consommation » (p. 202) (ateliers de peinture et d’expression libre, bibliothèques, expositions au musée, spectacles, ciné-club, laboratoire de langues sur magnétophones en libre accès) ou sociaux (transports, centres aérés, services aux familles et aux femmes), reprise ensuite par le CAG, et dans un mode de gouvernement différent. Enfin, des « politiques du quotidien » concrétisent des projets participant d’un même ensemble d’« utopies » émancipatrices (« construction d’une piscine découvrable en été, organisation de transports par bus, bataille pour le maintien d’un hôpital et d’une maternité pratiquant une médecine participative, construction d’écoles pensées comme des lieux de vie pour les enfants, d’un foyer pour les personnes âgées conçu à rebours d’un asile, ateliers destinés à l’expression de différentes formes de créativité et ouverts à tous » [p. 306]).

Cette cohérence relative des projets locaux n’empêche pas les contradictions, comme le montre le cas d’une école maternelle élaborée avec les habitants du quartier, qui ne devait pas avoir de barrières, mais fut in fine « dotée de murs de faible hauteur » (p. 85) suite à l’opposition de parents d’élèves et de membres de l’équipe municipale. La volonté de rupture mène à un autre double bind, opposant démocratisation et promotion d’une « contre-culture » : « “Pas du Sheila !” fait partie des formules qui sont restées dans les mémoires des anciens militants […]. [E]lle signifiait la volonté du Comité d’action de gauche d’organiser des spectacles qui se distinguent de la culture dominante » (p. 196). Ces contradictions s’expliquent peut-être par les caractéristiques du CAG qui auraient pu être davantage spécifiées : si le « leader » Ernest Martin, figure charismatique paradoxale, et les élus PSU sont étudiés, l’analyse des trajectoires politique, éducative, sociale et locale des autres militants aurait peut-être contribué à expliquer les fondements de l’expérience lovérienne, la « distance entretenue avec les partis politiques » (p. 137) et le « décalage entre le projet de “rendre le pouvoir aux citoyens” […] et la réalité des emprises politiques » (p. 246).

Gouverner différemment

Hormis ces politiques publiques, c’est dans la manière dont la ville est gouvernée que s’origine l’originalité du projet lovérien comme moment de suspension de « l’ordre des choses » politiques, d’« expérimentation d’une démocratie alternative au système représentatif » (p. 72). Ces politiques s’accompagnent en effet « d’une organisation particulière de la démocratie » (p. 33), avec notamment des « commissions », illustration d’un « pouvoir démocratique et populaire » (p. 37), qui participent à la gestion de la commune, des pratiques qui éloignent cette expérience du socialisme municipal.

L’auteure reconstitue un « climat politique » (p. 46) parfois conflictuel, mais surtout un monde, un univers de sens, un folklore (avec ses affiches de couleurs vives, son vocabulaire, son humour propre avec les caricatures humoristiques des publications du CAG comme le journal Devenir, ses rites comme les réunions hebdomadaires du CAG dans le chalet acheté par le docteur Martin pour les personnes alcooliques). Louviers demeure « un de ces cas exemplaires prouvant que “c’est possible” » (p. 254). H. Hatzfeld rend compte avec finesse des logiques de vieillissement rapide d’un lexique politique en contextualisant l’énonciation des formes locales du discours politique. Elle donne à voir un Zeitgeist, les modalités de la circulation des idées, restituant et en resituant les cadres d’intelligibilité permettant aux termes de faire sens dans « un univers de références implicites » (p. 190). Elle le fait notamment par une étude attentive des mots d’ordre, comme « information participation contrôle », qui reflète la demande de dévoilement. L’autre slogan principal fut « Rendre le pouvoir aux citoyens », en résonance avec les innovations démocratiques locales (enquêtes auprès de la population) comme celles portées par les GAM. Mais d’autres ont marqué des mémoires locales comme « Redevenez propriétaire de votre ville ». Les mots sont objets de luttes d’appropriation et de définition, ainsi qu’en atteste le cas de « participation », qui à Louviers fut défini dans une acception bien plus large que dans les sphères gaulliste ou socialiste : « La participation est conçue de manière à conférer à la population un droit à l’expression et à la prise de responsabilités comparable à celui des élus » (p. 177). Dans son premier discours de maire, Henri Fromentin distingue deux principes, l’égalité des positions et donc des légitimités entre élus et population, et l’auto-organisation : « La légitimité à décider, habituellement fondée sur l’élection et le vote majoritaire, sur la connaissance des dossiers à traiter et sur la compétence à édicter l’intérêt général, est renversée : la décision est alors fondée sur le présupposé d’un consensus » (p. 238).

Le label « autogestionnaire » est une « fiction » (p. 253), mais il permet d’unifier symboliquement ces discours et ces pratiques. Il est surtout le produit de la publication du livre Louviers sur la route de l’autogestion ? de Christophe Wargny (secrétaire de la fédération de Haute-Normandie du PSU) et de la médiatisation de l’expérience. L’autogestion est alors perçue comme un « nouveau mythe mobilisateur », après « l’épuisement de l’imaginaire révolutionnaire » (p. 72), c’est une « référence » (p. 243) qui permet de nommer ces tâtonnements flous : « Une conception de la démocratie se dessine, sans nom » (p. 184). Ainsi, « [l]a référence à l’autogestion permet d’imaginer un système de démocratie qui prend le maximum de distance avec celui existant, organisé autour de la représentation » (p. 239).

Des tensions entre les membres du CAG eux-mêmes et les élus attestent les « limites de l’immédiateté revendiquée et du paradoxe d’une démocratie directe conduite par des élus » (p. 158). L’étude de cas montre surtout en creux la friabilité et la rareté de ces expériences qui pèsent si peu face à la démocratie représentative : « L’égalité entre les élus et les citoyens fortement affirmée à Louviers, n’est plus de mise » (p. 308). « Louviers est aussi le symbole d’un temps disparu » (p. 309), mais c’est un exemple de recherche d’une politique horizontalisée : « À Louviers, la désinstitutionnalisation du politique est à l’œuvre » (p. 291). L’auteure, en variant les focales, raconte les doutes et les conflits sans tentation téléologique.Cette expérience, c’est aussi l’histoire d’une illusion, celle d’une politique hors des partis, d’un autre mode de gouvernement : « Dès 1979, la dynamique initiale a perdu une part de sa force et de sa cohérence » (p. 73). La tentative d’associer les habitants, la création d’un journal municipal, la « décentralisation des permanences des élus » (p. 77) sont alors novatrices, mais les commissions et les comités de quartiers fonctionnent peu. L’exercice du pouvoir autogestionnaire, c’est aussi l’affrontement au mythe du « citoyen » et à la dissolution des utopies : « Pris à revers par la participation de plus en plus faible aux commissions, par l’hostilité de parents exaspérés par les débordements de l’expression libre dans les centres de loisirs, le mythe mobilisateur s’effondre » (p. 218). Bien avant la démocratie participative, la décentralisation, ou même Mai 68, cette expérience « de démocratie alternative » (p. 303) a cependant bien existé et duré. Sont d’ailleurs rappelées les différences entre cette histoire et les dispositifs participatifs contemporains : « Le déplacement est considérable entre l’expérimentation militante d’une participation instituée à l’échelle d’une commune dans les années 1970 et son apprivoisement législatif, au début du XXe siècle, entre le présupposé de l’égalité possible des citoyens, élus ou non, et le correctif homéopathique de la démocratie représentative » (p. 283).

Sur les ruines des illusions, des désillusions et des utopies, dont il ne reste parfois que « des cendres2 », existent néanmoins une mémoire et des archives aidant à penser les mutations de l’organisation de la démocratie localisée. La lecture de La politique à la ville amène à déconstruire la différenciation schématique entre démocraties représentative, participative et délibérative, tant les dispositifs peuvent certes s’opposer, mais aussi s’imbriquer, même si, à Louviers comme ailleurs, c’est la démocratie représentative qui survit et prédomine. Ce que montre en creux l’auteure, c’est que cette dernière n’est pas un « système » immobile, qu’elle peut être un espace flexible de construction de pratiques de gouvernement différentes, où le spectre des possibles peut s’élargir. L’ouvrage est donc, à la fois par sa richesse empirique et ses réflexions théoriques, d’un intérêt heuristique certain étant donné le foisonnement de publications relatives à la démocratie participative et à la contestation de la démocratie représentative. Décrypter un « lieu singulier d’inventions » (p. 99), « hors des sentiers balisés de la représentation démocratique » (p. 99), rend visibles les impasses de la recherche d’un ailleurs contournant la représentation politique : la démocratie « effective » semble toujours ailleurs que là où elle s’expérimente. « La critique des limites de la démocratie élective est ancienne : elle accompagne toute l’histoire de la démocratie » (p. 144). N’en est-il pas de même des expériences tentant de la dépasser ?

Laurent Godmer

La politique à la ville. Inventions citoyennes à Louviers (1965-1983). Pur, 2018, 336 p. 25 euros. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4600

La “Revue du Mouvement social” parle du livre dirigé par Jean-Louis Robert et David Chaurand

Actes d’un colloque tenu les 26 et 27 novembre 2014, ce volume collectif sur « Le syndicalisme à l’épreuve de la Première Guerre mondiale » est de ceux qu’il faut connaître. Alors que l’attention s’est très largement portée au cours du centenaire sur les expériences combattantes, les différents contributeurs de ce riche ouvrage ont souhaité replacer la question syndicale au cœur des préoccupations. C’est là une initiative heureuse tant il est vrai que ce sujet est indissociable de celui de l’adhésion au conflit et donc, d’une certaine manière, de l’endurance des sociétés en guerre. Appréhendée suivant de savants jeux d’échelle, usant d’études à spectre resserré, à l’instar de la minutieuse contribution de R. Colombier sur les cheminots de Mantes-la-Jolie, et de réflexions transnationales menées avec brio par A. Prost, J. Horne ou encore C. Wrigley, le livre se place dans une chronologie élargie (1911-1923) faisant écho à la « Plus Grande Guerre » qui a actuellement cours parmi les spécialistes de ce conflit. Ajoutons que ce choix s’accorde très bien de la définition extensive du mouvement syndical choisie pour ce livre, D. Fraboulet et C. Druelle-Korn traitant par exemple des organisations patronales et, notamment, de la puissante Union des industries métallurgiques et minières (UIMM).

Dense, le propos du livre s’organise en trois grands temps. Le premier examine les rapports des syndicats et des syndicalistes à la guerre pour mieux replacer ces acteurs dans une certaine « normalité » chronologique. En effet, le déclenchement du conflit fait, dans les sections comme ailleurs, figure de « cataclysme ». Sous l’effet conjoint de « l’accablement » face à une telle nouvelle, puis de la désorganisation des organisations résultant du départ des hommes pour le front, les réseaux militants sont par la suite plus ou moins durablement mis en sommeil. Au fil des contributions, le réveil s’opère pour les plus précoces à l’automne 1914 (les institutrices et instituteurs de L’École émancipée, autour notamment de Marie Guillot), mais parfois uniquement à la fin de l’année 1915, voire en 1916. Toujours est-il que c’est un calendrier qui s’observe dans bien d’autres secteurs, l’activité reprenant sur les bases d’une certaine accommodation au conflit.

Ce faisant, la Grande Guerre agit à la manière d’un effet de seuil pour révéler, sur fond d’acceptation renouvelée de l’effort de guerre1, quelques-unes des grandes lignes de fracture qui, tout au long des années 1920 et bien plus tardivement encore, traverseront le mouvement social. Car, du « pacifisme patriotique » de François et Marie Mayoux aux Zimmerwaldiens, il y a un gouffre qui renouvelle le clivage entre réformistes et révolutionnaires. C’est ainsi que Marie Guilloux, dans une lettre adressée le 29 décembre 1914 à Pierre Monatte, estime que « la CGT aura besoin d’une forte purge » pour expier son ralliement à l’Union sacrée, propos qui, rétrospectivement, semble annoncer la scission avec la CGTU. Comme le rappelle fort justement C. Chevandier, « c’est toute l’histoire de la société française jusqu’aux années 1960 qui est marquée par le souvenir de la Grande Guerre, et le syndicalisme n’y échappe pas ».

Dans un deuxième temps, les différents contributeurs entendent interroger les rapports du syndicalisme à l’économie de guerre. Ce qui s’en dégage est, fondamentalement, le sens tactique des responsables syndicaux qui, la plupart du temps, conscients du rapport de force politique en cours, savent qu’ils ne peuvent prendre le risque de sortir de l’Union sacrée et tentent de récupérer sur les salaires ce qu’ils perdent sur les conditions de travail : l’effort de guerre ne saurait en effet tolérer le moindre repos et permet finalement que s’impose le « tournant taylorien de la société française » jadis décrit par P. Fridenson. Pour autant, l’échec des grèves de 1919-1920 rappelle non seulement que cette position de force est toute provisoire, et limitée aux hostilités, mais que les responsables syndicaux perdent alors la justesse d’analyse qui était la leur pendant le conflit.

Ajoutons que ce volet de l’histoire du syndicalisme n’est pas, par ailleurs, sans révéler certaines ambiguïtés. C’est ce que montre l’exemple de Clovis Andreu. En effet, ce syndicaliste révolutionnaire et pacifiste est impliqué, sous la houlette de l’autorité préfectorale, dans un processus de négociation avec les organisations patronales de la Loire et, ce faisant, devient « coproducteur des règles contractuelles qui définissent pour la première fois des postes de travail et des salaires, règles applicables obligatoirement dans toutes les entreprises travaillant pour la Défense nationale ». De la même manière, ce syndicalisme ne doit pas leurrer : s’il s’agit de la défense des intérêts des travailleurs, ceux-ci sont avant tout des hommes blancs de nationalité française. Ni les femmes, ni les travailleurs coloniaux et étrangers, ces « mains d’œuvre de substitution » analysées par M.-C. Albert, ne bénéficient des mêmes égards. C’est ce que rappellent, notamment, les exemples des bijoutiers de Paris, des arsenaux ou encore des dockers du Havre.

Enfin, dans un troisième temps et dans une perspective d’élargissement, l’ouvrage interroge les rapports du syndicalisme à la société puisque la Grande Guerre apparaît tout à la fois, et ce de manière très paradoxale, comme une parenthèse pour le mouvement social, celui-ci étant en quelque sorte mis en sommeil par l’Union sacrée, et un laboratoire d’anticipation économique et sociale. La coopération en est un bon exemple et il est à cet égard intéressant de remarquer, dans le sillage de M. Dreyfus, que le terme de Société coopérative ouvrière de production (SCOP) est gravé dans la loi en 1915. De la même manière, cet historien rappelle que c’est, en 1919, la Banque centrale des associations ouvrières de production qui est chargée de la gestion des fonds de l’Office national des mutilés, réformés et veuves de guerre, organisme paritaire en vertu de la célèbre formule de Clemenceau : « Ils ont des droits sur nous ». Or, loin d’être anecdotique, ce point nous semble à la fois souligner un nouveau rapport à la société – le poids du paritarisme – et, par la même occasion, un nouveau terrain à investiguer. Mais rappelons d’abord, à la suite de B. Jung, que la Grande Guerre joue ici moins un rôle de rupture que d’accélérateur de la modernisation des rapports sociaux : l’intégration syndicale aux instances gestionnaires débute dans les années 1880 et le ralliement de la CGT à l’Union sacrée permet de hâter le mouvement. Pour cela est mis en place un paritarisme qui est à la fois périphérique et de confrontation, comme le rappelle l’exemple évoqué plus haut de l’Office national des mutilés. Car il ne faut pas s’y tromper. Comme le rappelle fort justement S. Mecellah, il y a bien pour les syndicalistes ralliés à l’Union sacrée une mise en parallèle de l’activité militante et du combat militaire au front.

Dès lors, deux constats s’imposent, observations qui constituent autant de prolongements à cet ouvrage dont on aura du reste saisi tout l’intérêt. Le premier est celui d’un « chaînon manquant » dans ce tableau du mouvement social, à savoir ces associations d’anciens combattants qui nous paraissent devoir être envisagées comme autant de prolongements des organisations syndicales. Après tout, leur raison d’être n’est-elle pas la préservation des « intérêts matériels et moraux » de leurs adhérents ? Cofondée par Henri Barbusse, l’Association républicaine des anciens combattants en est un excellent exemple et l’auteur du Feu ne dit du reste pas autre chose lorsqu’il se remémore les débuts de cette structure qui « nous faisait nettement tourner le dos aux pouvoirs officiels, nous sacrait force révolutionnaire et nous mêlait au gouvernement et à l’organisation de la classe ouvrière2 ». Dans le même ordre d’idée, n’y aurait-il pas lieu de voir en l’Union nationale des combattants une sorte de « syndicat jaune » ? Il y aurait donc tout intérêt, dans les années à venir, à opérer une prosopographie transversale se focalisant sur les appartenances multiples, à cheval entre monde syndical et ancien combattant.

Le second constat invite à postuler l’expérience de guerre comme un capital symbolique que les acteurs valorisent plus ou moins efficacement au sein d’un champ politique compris dans son acception la plus large. Les métallos ont beau constituer une « avant-garde », pour reprendre les termes de Jean-Louis Robert, ils sont aisément assimilables à la figure honnie de « l’embusqué ». A contrario, c’est bien la figure du « poilu », « moralement suprême », pour employer les termes de J. Horne, qui domine l’après-guerre. Là est bien cette forme de « gouvernement des tranchées » déjà bien identifiée au plan politique mais qui reste à appréhender en ce qui concerne les organisations syndicales et, de manière plus générale, les corps intermédiaires, tels que les chambres de commerce et d’industrie. Et, là encore, c’est bien la prosopographie qui semble s’imposer comme outil méthodologique permettant de prolonger cette histoire du syndicalisme à l’épreuve de la Première Guerre mondiale.

Erwan Le Gall

Jean-Louis Robert (dir.), David Chaurand (collab.), Le syndicalisme à l’épreuve de la Première Guerre mondiale, Pur, 2017, 392 p. 26 euros. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4304

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