DeLillo, un américain à la marge!

« Le vrai pouvoir n’opère pas au grand jour ». De roman en roman, DeLillo, un américain à la marge, déploie dans ses fictions l’idéologie du complot qui souterrainement innerve le cours des choses. Le personnage de Watney, héros de Great Jones Street, affirme : « Le pouvoir coule sous la surface, loin au-dessous du niveau où nous vivons (…) ».

DeLillo, un Américain à la marge! une présentation

Premier titre de DeLillo

DeLillo, un Américain à la marge

Ainsi, selon Florian Tréguer, DeLillo apparait dans sa lecture de l’histoire comme l’auteur américain des marges. Donald Richard DeLillo est né en novembre 1936 dans le Bronx italo-américain au sein d’une famille nombreuse et pauvre. De son propre aveu, il retire peu de choses de ses études. Il va donc puiser son inspiration dans la culture de Manhattan qu’il découvre à ce moment-là. Il se plonge dans cet univers avec ses librairies, ses théâtres, ses clubs de jazz, et le cinéma, notamment européen. Il confiera : « Les films de Jean-Luc Godard ont probablement eu un effet plus immédiat sur mes premières œuvres que tout ce que j’avais jamais lu. »

Finalement, en 1958, il s’installe à Manhattan où il travaille, sans passion, pendant cinq ans une société de publicité. Après avoir démissionné en 1964, il élabore à son premier roman, Americana, qu’il édite en 1971 chez Houghton Mifflin. Ce premier opus est programmatique de son œuvre qui est dirigée contre son temps. DeLillo pose tout d’abord le système qu’il explore avec minutie. Florian Tréguer nous présente la figure passionnante de l’infiltré delillien qui non seulement révèle la complexité du système, mais aussi la froideur du complot.

C’est donc bien l’un des traits du génie de DeLillo, nous dit l’auteur, que de mettre au jour ces logiques de pouvoir. Dans cette longue présentation-introduction l’auteur nous fait entrer pied à pied dans un univers romanesque en quête absolue de liberté.

DeLillo, un Américain. Dire la marge

Avec l’exploration d’Americana, on découvre d’abord cette écriture qui exprime la « dissolution des mythes unificateurs » américains. DeLillo se sert de cette perte de la « cohérence perdue du discours de l’Amérique » pour ouvrir « une piste alternative ». Dès 1971, opère ce leitmotiv delillien qui renverse la version officielle du discours américain ! DeLillo interroge avant tout la représentation de l’Amérique.

L’écrivain, ensuite, se sert du sport pour mieux interroger le langage et son pays dans End Zone (1972). Il affirme : Avec End Zone j’ai commencé à soupçonner que le langage était autant dans mon œuvre un sujet qu’un instrument.  End Zone n’est donc pas un livre sur le football mais sur l’extrême total : des situations, des lieux, des personnages, du langage…” Ce faisant, DeLillo interroge les notions de marges, de transgressions, de centre et de périphérie.

D’ailleurs, la fuite ou la retraite du monde sont des “mouvements périphériques” aptes à offrir une juste adéquation au monde (Great Jones Street, 1973). Et DeLillo pousse jusqu’au bout cette exploration. Il cherche à renouveler sa vision du monde par le prisme des mathématiques (L’Étoile de Ratner, 1976). Le spécialiste, comme toujours chez DeLillo, nous dit Florian Tréguer, sert à décrypter parfaitement le système de l’intérieur. Pour autant, il échoue à le réformer car sa puissance est celle d’un rouleau compresseur. La seule issue est donc de s’en extraire pour gagner les frontières. Peut-être même que cette sortie n’est possible, pour certains de ses personnages, qu’en passant par le terrorisme (Joueurs, 1977).

De la terreur et du sublime

Dans Les noms (1982), DeLillo, montre « des Américains vus de l’étranger ». Du reste, il « épingle leur idéologie expansionniste (…) ». On retrouve aussi, dans ce roman, le pouvoir du langage avec ses ambiguïtés, ses dangers, ses séductions. Mais c’est avec Bruit de fond (1985) que DeLillo acquiert la notoriété. Il se sert de cette chronique de la petite ville du Middle West et de la famille Gladney pour brosser le portrait sociologique d’une Amérique finissante.

Libra (1988) est pour DeLillo un triomphe. Il suit d’un côté les vicissitudes biographiques de Lee Oswald et de l’autre le développement du complot contre Kennedy. Cet événement traduit, selon lui, « le basculement du pays dans le régime de l’incertitude de la postmodernité ». C’est le temps du surgissement du chaos. L’écriture de la fiction devient encore une façon de contredire les fictions d’État. Cette version alternative des événements doit aussi former un contrepoids démocratique salutaire aux discours officiels devenus suspects. Le complot fonctionne ensuite, chez DeLillo, pour conjurer le chaos. Enfin, DeLillo ouvre la voie de l’opaque et élève le lecteur au rang d’initié.

Florian Tréguer nous présente au passage, de manière passionnante, une expression italienne adéquate : dietrologia. Le terme “s’applique autant aux « dessous » d’une affaire politique ou mafieuse qu’à la complexité de la fabrication de l’histoire”. D’ailleurs, l’emboitement des significations dans Mao II (1991) montre la possibilité de multi-récits possibles.De son côté, Outremonde (1997) est comme une synthèse des romans précédents car l’écrivain souhaite constituer une fresque. La presse le qualifie de « monument de paranoïa sans précédent dans la littérature américaine ».

l’événement intime

Dans un roman bref, Body art (2001), l’artiste présente cette fois une aventure mentale. Il y révèle, un peu plus, comment parole, corps et visage sont pleins d’ambiguïtés et d’imprécisions.  Mais c’est aussi la question du deuil qui est omniprésente. L’être imaginaire, Tuttle, permet d’aborder l’inconscient de la protagoniste, tout en étant présence de l’être absent. Il est la voix de celui qui n’est plus là. Comme Tuttle qui échappe au temps, la souffrance de l’endeuillé frappe sans cesse.

Cosmopolis (2003) est l’occasion pour lui d’appréhender le monde de la finance, de ces bulles virtuelles, mais également de l’altérité. Il y dévoile, de nouveau, toute la complexité du système en suivant la journée, d’un individu. Cette plongée dans la personne, De Lillo la poursuit dans L’homme qui tombe (2007). Il tente alors d’entrer dans l’intimité des protagonistes du 11 septembre en particulier celle des terroristes.

Cette altérité, il l’explore ensuite avec Point Oméga (2010) et Zéro K (2016). Le silence (2020), sorte de drame apocalyptique, interroge la question de la technique à la manière d’un Martin Heidegger « pour qui le déploiement de la technique suit une trajectoire fatale en ce qu’elle est antinomique de la destination qui est propre à l’homme – à savoir ce souci de l’Être dont il doit toujours être le gardien ». Il interroge l’avenir des hommes après un blackout.

Pour finir

Le livre de Florian Tréguer est un trésor à plusieurs titres. D’abord par la minutie et la précision avec lesquelles il nous décrypte l’œuvre de DeLillo. Il nous fait découvrir ensuite une œuvre foisonnante et passionnante donnant toujours plus envie de se plonger dans ces romans. Or comment réussir mieux un livre d’étude sinon en passionnant davantage son lecteur pour le romancier qu’il étudie.

Enfin, Florian Tréguer fait œuvre d’érudition. Philosophie, littérature et sociologie sont des outils précieux entre ses mains pour révéler toute la profondeur de l’œuvre de DeLillo. Ainsi on retiendra, entre tout, ce DeLillo qui tente, face à la difficulté de percevoir et rendre intelligible la réalité complexe du capitalisme tardif  et globalisé, de proposer une modélisation du système dans toute sa complexité. La fin des grands récits est compensée par la prolifération des récits de conspiration. Chez DeLillo « Le complot (…) est la cartographie mentale du pauvre ». Voici un livre remarquable, profond, intense, à lire et relire sans cesse pour parcourir les méandres de notre temps.

DeLillo, un Américain à la marge! le livre et l’auteur

Le livre

D’Americana (1971), au titre si programmatique, au Silence (2020), la fiction de Don DeLillo affiche depuis un demi-siècle l’invariable ambition de radiographier la culture américaine… Lire plus

L’auteur

Florian Tréguer, agrégé d’anglais, est maître de conférences à l’université Rennes 2 où il enseigne la littérature et le cinéma américains. Il a déjà consacré de nombreux articles à l’œuvre de Don DeLillo ainsi qu’un premier ouvrage critique, paru en 2015 aux PUF (Terreur, Trauma, Transferts : L’écriture de l’événement dans Falling Man de Don DeLillo). En savoir plus sur l’auteur.

DeLillo, un Américain à la marge! pour aller plus loin

David Cronenberg s’empare du 13e roman, Cosmopolis, du romancier

Entretien avec DeLillo

Don DeLillo à New York. Photographie: Pascal Perich / Contour

Don DeLillo sur l’Amérique de Trump : “Je ne suis pas sûr que le pays soit récupérable ”… Lire la suite

Un site sur DeLillo : cliquez ici

L’éditeur de Libra aux Etats-Unis, les éditions Penguin : voir ici

Un commentaire

Laisser un commentaire