La visite du musée militaire de compiègne, une drôle d’histoire…

Amie c’est la guerre, épisode 13 de la série des Pur

[Vers Vingré (Aisne)], 13 octobre 1916, 10 H du soir

[Henri Arnaud à Théonie Arnaud]

Amie,

Je ne t’ai pas écrit aujourd’hui et ma lettre de ce soir ne partira que demain. J’ai reçu ta lettre hier soir avec le billet de 5f, et je prends connaissance a l’instant de celle d’aujourd’hui. Amie, je n’ai pas eu le temps de t’écrire et j’ai « bouffé » la médaille, et même plus. C’est une énigme que tu chercherais en vain, sans doute. La voici, mais laisse moi récapituler.

A 7 H ½ ce matin je me lève, descend aux cuisines, prends mon « jus » et va me débarbouiller. En ce moment on m’apporte l’ordre suivant : « Le Cap[oral] Arnaud devra être rendu au pont de Vic[-sur-Aisne] a 10 H ½ » (2 heures de marche en passant par le bureau du Colonnel a xxx). Je m’informe au bureau de la compagnie, on me dit : « Tu es désigné pour aller a C.[ompiègne] (je t’enverrai des vues) avec un caporal de la CM6 et un sergent de la CM5, plus un homme de chaque compagnie du Régiment. — Pourquoi ? — Ah ! je ne sais pas. Tenue soignée ! — Oui, mais comment ? » Je trotte a notre abri, un coup de brosse en hâte et puis en route, non sans force commissions. Au bureau du Colonnel on nous dit : « Vous allez à C.[ompiègne] pour visiter le Musée militaire. » Le Colonnel lui-même nous questionne a tour de rôle, même il y en aurait une page a faire des questions et des réponses. « Ah ! bon ? Très brave soldat ! Vieux brisquard ! Vous êtes désignés pour aller a C.[ompiègne]. Bien… ! C’est une faveur, et je pense qu’elle est bien placée. Un par compagnie, je compte que c’est le meilleur soldat. On vous envoie exprès, vous raconterez ensuite ce que vous avez vu a votre compagnie. » Puis a moi : « J’y compte, mon colonel ! — Bien, bien… Alors vous aimez ce qui est beau ? — Mais parfaitement ! — Oui, oui… » Et puis : « Vous savez, après il faudra payer pour visiter. » Alors j’ai répondu du tac au tac, en faisant un salut en règle : « Et aujourd’hui, c’est a l’œil, mon Colonnel ! » Je m’avançais de trop, amie, car au lieu d’être a l’œil j’en suis bien pour 10f environ. 

Enfin a 10 H ½ on part, 25 kilomètres en auto. On arrive a C.[ompiègne] a midi. On s’informe : le musée n’est ouvert qu’a 2 H, et on doit repartir a 4 H. Rien dans l’estomac, que ce matin, a la hâte, un bout de pâté avec un quart de vin. Aucun vivre. Plein de poussière par la vitesse des autos. On cherche un restaurant, on commande un déjeuner et, ma foi, on s’est bien soignés (coût 4f,35). Il est 2H moins 10, on part. On arrive au musée, il m’intéresse sur certains points, [tellement] que j’y reste une heure et ½. Plus qu’une demi heure, je sors, va faire des emplettes pour les camarades (aux Galeries, épicerie etc.), achète ruban de croix de guerre, galons, insignes. 

(Ai bien vu insignes de ma médaille [de Chine] mais pas elle, sans ça je l’achetais. Maintenant, amie, je m’en passerai, et je ne veux pas que tu fasses d’autres sacrifices, d’autant plus que, quoique bien fatigué et ayant dépensé beaucoup, je ne regrette pas ma journée).

Donc je reprends. Après achat (3f environ pour ma part) on boit un verre de vin blanc, puis on va aux autos. On part a 4 H 25, on arrive a 6 H moins 20 a V.[icsur-Aisne]. Avant de partir on mange chacun un ou deux biscuits avec toujours un peu de « pinard », puis en route. Il est nuit, on se trompe de sentier dans les bois. 

Enfin j’arrive a ma compagnie vers 8 H ½. D’abord je vois le capitaine, je lui rends compte de mon voyage, puis je cours a la cuisine. Plus rien de chaud, je mange quelques carottes (bœuf mode), un bout de fromage. Payé encore un litre de vin dont je n’ai bu qu’un peu, plus un gâteau que j’avais acheté en route a Vic et qui m’a complété mon souper. Causer a droite et a gauche, rejoindre ma section. Explications encore a droite et a gauche, et voilà bientôt 11 H [du soir]. 

16 a 18 kilomètres a pied, 50 en auto, promenade dans la ville de Jeanne d’Arc et « dégonflement » de porte-monnaie. Si je m’attendais a cela, par exemple ! Au diable les vieux, les bons, les braves, les discours, les poilus ! C’était tous des décorés, c’est une affaire entendue. On nous a fait un honneur, très bien ! Mais au moins on devrait prévenir la veille et non a la minute, de façon a réfléchir et se renseigner, et également nous donner des vivres, ou une indemnité. Voilà 15 poilus partant le matin et arrivant le soir, sans aucuns vivres ! Alors, si aucun de nous n’avait eu d’argent, je crois que le voyage aurait été plutôt désagréable. Enfin, il s’est bien passé et j’ai vu des choses intéressantes…

Amie, je clos pour ce soir. Tu dors sans doute et moi je vais dormir aussi. Un baiser sur tes yeux et d’autres sur tes lèvres. A demain quelques mots, très courts sans doute, car nous retournons en ligne demain soir. A toi toujours. Je t’adore, je t’aime ! A toi toujours.

Arnaud H[enri]

Jeudi 19 octobre 1916

[Théonie Arnaud à Henri Arnaud]

Ami,

Hier, 4 lettres et cartes. Tout un moment heureux passé a te lire, surtout que pour moi le plaisir augmente avec les dernières lignes. Il m’arrive parfois de regretter que ce soit déjà fini. Que veux-tu, on ne se lasse jamais des bonnes choses et je tiens par-dessus tout a ton affection, que je te rends bien. L’argent de la médaille a trouvé son emploi, c’est signe qu’il n’était pas inutile, et je suis contente d’avoir contribué a l’agrément de la journée. Les journées de plaisir sont rares au front et il faut saisir l’occasion quand elle se présente, d’autant plus que nous sommes aussi heureux que toi de la marque d’estime qui t’a été accordée.

Quand tu veux, ami, tu contes admirablement. Aussi, un jour où tu auras le temps, tu me diras les merveilles que tu as vues pendant ton voyage, au musée et ailleurs… mais ne me dis pas que tu as vu de jolies femmes, sinon je me cache lors de ta prochaine permission… Mais je suis bien persuadée que tu n’en as pas vu, et que dans deux ou trois mois je ne te ferai pas trop peur. Dame, quand on est un brave a trois poils, jouissant de faveurs extraordinaires, on doit faire envie, entendre des offres… et comme les absents ont tort, je conclus que les absentes ont tort aussi.

Assez de blagues, revenons a la médaille. Puisque tu me dis l’avoir « bouffée », tu ne peux plus l’acheter. Veux-tu me laisser ce soin ? Dans quelques temps j’écrirai a cousine Marie-Louise de m’en envoyer une et, a ta permission prochaine, je te décorerai moi-même. Ce ne sera pas si imposant que si c’était le colonel mais ça ne fait rien, je te donnerai l’accolade quand même. Et ce que je te donne dès aujourd’hui, ami, c’est tout mes baisers, mon amour t’étant déjà acquis depuis longtemps. Toujours, ami, je t’aime et t’aimerai toujours.

[Théonie Arnaud]

SORTIE LE 28 MAI EN LIBRAIRIE

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