Épisode 3, Deux quotidiens si différents…

Villevaudé, 24 août 1914, 9H du matin
[Henri Arnaud à Théonie Arnaud]
Ma chère amie,
J’ai reçu ta lettre hier soir, datée du 16 août, et tu dois comprendre quel plaisir j’ai eu. Malgré soi, les larmes viennent aux yeux quand on reçoit de vos nouvelles, et en ce moment même je pleure en t’écrivant, car je pense a vous tous. Je suis seul en ce moment dans une petite chambre où nous couchons (une escouade). Mais on réagit vite, et bientôt on redevient soldat, qui ne demande qu’a faire son devoir. Même, on pleurerait de rage a savoir les atrocités que commettent ces lâches allemands, et je crois que si jamais ils avaient a faire a nous, ce serait sans pitié.
Maintenant, ma chère femme, si je suis seul ce matin, c’est que je vais quitter cet après midi Villevaudé. Voilà comment.
Dans la compagnie, on a formé une section de mitrailleurs, commandée par le Lieutenant. Ce matin, nous étions sac au dos pour aller a l’exercice, lorsque le Lieutenant a demandé des volontaires pour faire partie des mitrailleurs. M’ayant aperçu, il m’a dit : « Eh ! Vous, le chinois !* Vous ne voulez pas être mitrailleur ? » J’ai répondu : « Non ! Non, Lieutenant, je suis mauvais marcheur ! » Il n’a pas insisté. Un moment après, il a demandé s’il y en avait qui pourraient faire un comptable. Comme je causais aux camarades en disant : « Ma foi, si je savais ce qu’il y a a faire, je demanderais. » Et comme il me « lorgnait » depuis un moment, il m’a « chopé » au passage. Maintenant me voici dans l’artillerie d’infanterie comme télémétreur. J’ai objecté que je n’y comprenais rien, mais le Lieutenant m’a répondu en riant que je l’apprendrais. Je vois bien que télémétreur, c’est pour enregistrer les distances ou quelque chose dans ce genre, mais quant a me servir de l’appareil, je n’y connais rien… Aussitôt la section formée, on a essayé les uns les autres a monter et démonter une mitrailleuse. Quel outillage ! Il faut deux mulets par mitrailleuse, et une rude habitude pour leur mettre tout cela sur le dos. Moi, je n’aurai que mon télémètre a porter et a m’occuper, et quant au sac, il est probable que la voiture le portera. D’une façon cela me fait plaisir car je te garantis que ce sont des pièces très intéressantes a voir fonctionner (600 balles a la minute en tir rapproché !).
Nous serons deux du même nom a la section. L’autre Arnault est de Luché Fontenille et nous avons fait connaissance ce matin. Il connaît très bien Frelet et est parent a Dechaine de Tillou, qui est également sergent a la compagnie que je vais quitter. Je regrette de quitter les camarades de l’escouade car on s’entendait très bien, on achetait ce qui nous manquait en commun, et on se répartissait la dépense, tel que le matin un casse croûte pour attendre la soupe, le vin, du pain quelquefois, et autres menus vivres.
Nous retournons a Chelles pour le moment (25 kilomètres environ de Paris). Il passe en ce moment un aéroplane au-dessus de nous se dirigeant vers l’est, et je te garantis que ce n’est pas le premier car cela chauffe en ce moment en Belgique. La grande bataille est engagée, de l’autre côté les Russes sont déjà a 40 kilomètres en avant dans le territoire allemand et se dirigent sur Berlin. Il faut donc avoir confiance en l’avenir et espérer qu’un de ces jours on assistera a la ruine complète de l’Allemagne.
Encore une fois, ma chère femme, je te souhaite de tout mon cœur la meilleure santé possible. Je suis heureux d’apprendre que tout va a peu près là bas. Mes chers parents, je vous embrasse tendrement. Mille baisers a Henriette et Madeleine, et à tous, au revoir.
Arnaud H[enri]
Inutile de mettre de timbres.
* Sur les rares photos conservées, Henri portait sur son uniforme sa médaille commémorative de l’Expédition de Chine (1900-1901).
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27 août 1914
[Théonie Arnaud à Henri Arnaud]
Ami bien cher,
Je t’assure que cela nous a donné un rude coup de te savoir occupé a ces maudites machines a tuer. Vrai, je regrette que tu ne sois pas resté où tu étais car là, du moins, tu n’étais pas si en danger. Où est-il le temps, ami, où je disais : « Henri n’est pas capable de tuer un moineau. » Et aujourd’hui on n’entend parler que de massacres a des gens bons et doux. Ah ! Je la maudis, cette guerre, et je pleure souvent, va, surtout quand je rentre dans la chambre vide, pour combien de temps, hélas !
Si seulement tu restais en France ! Il en faut bien ailleurs qu’a la frontière, de ces infernales machines. Je ne comprends rien a la guerre. L’on voit des jeunes gens rester dans des villes voisines et vous, leurs aînés de beaucoup, partis bien loin ! Enfin, soyons fatalistes, songeons que celui qui n’a pas a mourir reviens de la guerre et que d’autres peuvent bien rester plus près mais, jusqu’au retour, que d’angoisses…
Et dire que certains répugnent a vous assurer la subsistance ! Cela me révolte de voir parfois pareil marchandage car, que m’importe bétail, grain et fourrage*, a moi qui ai donné au Pays ce que j’avais de plus cher, avec nos petites ?
Malgré tout j’espère quand même, j’aurai confiance jusqu’au bout et lorsqu’on me dit que ce sera long, cela me fait un mal atroce, mais je me ressaisis et je me replonge dans mes pensées. J’évoque le passé, ce matin j’ai cherché les cartes que nous avions acheté a Rochefort. J’ai revu les lieux que nous avons parcourus jeunes mariés, dont le bonheur s’augmentait de la promesse de notre chère petite Henriette. Je te les enverrai, cela te fera plaisir, j’en suis certaine.
Rochefort ! Si tu n’y étais jamais allé, tu ne porterai pas cette médaille qui, j’en suis sûre, t’a fait remarquer**. Quand tu es parti, j’en avais le pressentiment mais je n’ai pas osé te le dire. Ce n’est pas moi qui te détournerai de ton devoir de soldat, et je méprise celles qui s’enorgueillissent d’avoir les leurs au près (pas pour brouter), c’est a Poitiers, Bordeaux, La Rochelle que je veux dire. Leur bonheur est trop insolent. Mais a ton retour, quelle joie ! D’y penser, cela atténue ma peine. C’est mon seul bonheur d’y penser. Je t’assure que tes parents n’aiment pas beaucoup (pas plus que moi) nos « alarmistes ».
Gardons notre confiance, n’avons nous pas déjà payé notre dette au malheur pour continuer notre vie tranquille plus tard ? En attendant informe nous de tout ce qui pourra t’arriver, que je me représente bien où tu est, ce que tu fais. Il me semble que je serai plus près de toi.
Nous t’embrassons tous de tout notre coeur, et moi mille fois et toujours la dernière. Je voudrais que cela te porte bonheur.
Je t’aime.
Th[éonie] Arnaud Broussard
Ton père est en train de faire des bottes de foin pour vos chevaux.
* Dans le cadre des réquisitions pour les besoins de l’armée.
** Médaille nationale commémorative de l’Expédition de Chine (1900-1901), attribuée à Henri Arnaud en mars 1903.
LA SEMAINE PROCHAINE: Le souffle des canons remplace les temps joyeux!