Amie c’est la guerre, épisode 11 de la série des Pur

10 juin 1916
[Théonie Arnaud à Henri Arnaud]
Ami,
Je n’attend pas ta lettre pour y répondre car sans doute qu’elle ne me trouvera pas a la maison. Nous voulons rentrer du foin et nous sommes incertains. Il passe de gros nuages noirs et le temps est très froid. On est obligé de s’habiller comme en hiver, le matin surtout on est gelé. Il me faut avoir tiré trois vaches a 4 H ½. Sans doute que la poupée a Emma tient la famille tout éveillée. Dans tous les cas, ils empêchent toutes les femmes qui ont des vaches de se reposer et tout le monde est furieux. Dans le bas du bourg elles doivent se lever a 2 H ½. Ils disent que le lait vaudra un sou, alors ils pourront remiser leur voiture et adieu les belles ventes de porcs a 200f, sans compter sa paye irrégulière.
Pour bercer et promener la poupée, ils ont pris le berceau et la voiture a Mme Mathias. Elle a fourni aussi de beaux rideaux garnis de dentelle. Mme Frelet brode des bavoirs. Tu vois qu’il eut été dommage que ça ne soit pas arrivé. Cependant la Mathias ne va pas chez eux. Elle reçoit les visites de M. et Melle. Son mari trouve qu’il y a avantage a être coulant car il demande souvent de l’argent, encore 20f paraît-il, ce qui porte a 100 ce qu’elle a envoyé depuis la célèbre citation, et elle n’a pas l’air de se priver.
Il paraît que MM. les sous-officiers ne sont plus payés. Qui l’est, alors ? Les soldats ? Tu vas sans doute me dire que je racontes des commérages, mais que puis-je te dire journellement ? Me lamenter, cela t’attriste ; parler de la guerre, je n’en sais rien. Alors je te raconte les petits potins du bourg. Encore un : Granet a légué sa femme a un camarade (N. Viaud, a Néomaye), qui écrit tous les deux jours. Alors, en temps de guerre, on dispose de sa femme avec autant de liberté que s’il s’agissait de sa pipe ? Bien, tu finis par dire que je suis bavarde, aussi je m’arrête et, pour te punir, je ne t’écrirai que lundi, puisque c’est dimanche demain.
Je t’embrasse tout de même bien affectueusement et te redis toujours : Je t’aime. Encore un baiser.
Th[éonie] Arnaud
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[Fay (Somme)], 15 juillet 1916
[Henri Arnaud à Théonie Arnaud]
Amie,
Dans les ruines de F.[ay]. Arrivé cette nuit vers 1 H du matin. Nous sommes placés dans ce qui reste d’un boyau boche, sans abris, sans rien. On s’est couché sur la terre, ou plutôt une sorte de pierre blanche mélangée de sable, terrain complètement bouleversé par les obus. Nous sommes là en attente pour donner une nouvelle chasse aux bôches, probablement dans un ou deux jours. Après avoir dormi quand même quelques heures, un brouillard épais m’a réveillé ce matin, car je me sentais glacé. Je suis alors allé me promener et examiner les ruines de F.[ay]* que, la première fois, je n’avais pas eu le temps de bien connaître.
On ne peut décrire un pareil spectacle. Plus rien du village, il ne se reconstruira même jamais. Il ne peut pas y avoir aucun tremblement de terre capable d’avoir bouleversé le sol comme il l’est. Le terrain restera toujours inculte car il sera impossible de le cultiver jamais. Une demi heure avant le premier jour de l’assaut, on avait fait sauter une mine dans la première ligne boche. J’ai vu ce matin l’entonnoir, c’est a dire le trou. Il fait au moins 60 mètres de diamètre sur 25 de profondeur. Partout ce n’est que trous et monticules, on se figurerait escalader une montagne. Du patelin, quelques murs de l’église seuls tiennent encore. Tout est cahos (sic), tout est fouillis et cependant. Parmi ces décombres, beaucoup d’abris bôches ont été simplement bouchés sans être démolis tellement ils étaient construits solidement et a des profondeurs de 8 a 10 mètres sous terre.
En ce moment nous « cuisons » car nous ne sommes pas plus abrités du soleil que de l’eau. Le canon crache de part et d’autre, les obus sifflent dans tous les sens, les avions circulent dans les airs et cela forme un bruit assourdissant mais qui vous endors plutôt, car on en a tellement l’habitude que cela vous berce.
Amie, je n’ai pas eu de lettre hier, mais j’en aurai sûrement une aujourd’hui probablement ce soir. Encore une mauvaise période a passer, de combien de jours, je ne sais, mais après peut-être irons-nous au repos. Allons, mon amie, toujours courage et espoir. A tous j’adresse mes meilleurs baisers. Amie, je t’aime et je t’adore. A toi tout mon cœur.
Arnaud H[enri]
* Le village de Fay a été constamment situé sur la ligne de front de 1914 à 1916, et constamment disputé entre Allemands et Français, au prix de centaines de morts de part et d’autre. Le 1er juillet 1916, premier jour de la bataille de la Somme, les hommes du 265e R. I. se sont emparés du village en ruines. Fin mars 1918, les Allemands l’occuperont à leur tour au cours de la bataille du Kaiser et, fin août 1918, il sera libéré par les troupes australiennes. Situé dans la « zone rouge », il ne devait pas, au départ, être reconstruit. Le retour de la population en 1919 amènera le conseil municipal à décider sa reconstruction non pas sur son emplacement originel, à flanc de coteau, mais sur le plateau. La reconstruction ne débutera qu’à partir de 1922-1923.
SORTIE LE 28 MAI EN LIBRAIRIE