Passionnante interview de Pierre Guidi par Libération ou comment l’histoire de l’Ethiopie est instrumentalisée pour justifier une violence identitaire!

Questions à Pierre Guidi, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et membre du laboratoire Ceped. Il vient de publier Éduquer la nation en Éthiopie. École, État et identités dans le Wolaita (1941-1991) (Presses Universitaires de Rennes, 2020).

http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2020/06/24/education-en-ethiopie/

Que nous apprend l’histoire de l’éducation sur l’État-nation éthiopien dans la seconde moitie du XXe siècle?

Avant que le gouvernement éthiopien n’établisse un système scolaire inspiré du modèle européen, le pays était doté d’écoles multiséculaires : les écoles coraniques et celles de l’Église orthodoxe éthiopienne. Ces dernières formaient aussi les clercs du royaume. Le gouvernement s’est quant à lui investi dans l’éducation à partir du début du 20e siècle, et de façon accélérée après la seconde guerre mondiale. Il s’agissait d’importer des savoirs européens sélectionnés pour résister à la menace coloniale, obtenir une place dans le concert des nations et former les exécutants d’une administration centralisée à construire. Diffuser la langue nationale, l’amharique, était aussi une priorité. L’Éthiopie est une entité politique ancienne. La volonté des empereurs de concentrer le pouvoir et d’unifier la population était loin d’être nouvelle. Mais ce projet a pu bénéficier, au 20e siècle, de nouveaux outils bureaucratiques et de l’idée selon laquelle l’État-nation centralisé et homogène constituait un progrès historique. Hailé Selassié (1930-1974) y a consacré tous ses efforts. Le régime marxiste-léniniste du Derg (1974-1991) a fait de même. Ce projet nécessitait une nouvelle forme scolaire.

En quoi l’étude d’une marge politique (le Wolaita) nous renseigne-t-elle sur l’histoire de l’État éthiopien ?

A la fin du 19e siècle, au plus fort des conquêtes coloniales, l’empereur éthiopien Menelik II a mené une politique d’expansion vers l’est, le sud et l’ouest, donnant à l’Éthiopie ses frontières actuelles (l’Érythrée mise à part). Ce processus militaire s’est traduit par la soumission d’entités politiques autrefois indépendantes et de leurs populations. Le Wolaita en fait partie, avec d’autres comme les États Oromo, la puissante ville commerçante de Harar, le Sidamo etc. L’hétérogénéité linguistique et religieuse de l’empire éthiopien s’en est trouvée accrue et faire tenir cet ensemble hétérogène est devenu un des enjeux centraux de l’histoire politique de l’Éthiopie au 20e siècle. Les populations vaincues ont été soumises à des formes sévères de domination culturelle et économique. Si des membres des élites locales se sont associées au nouveau système, la dépossession a été le lot du plus grand nombre.

L’école est alors devenue un nouveau « champ de bataille », un lieu de lutte pour entrer dans la communauté nationale. Elle permettait aux Wolaita dominé·es de s’approprier les codes de la culture dominante et de s’élever socialement. Elle leur a permis de s’adapter aux nouvelles configurations politiques résultant de la conquête tout en travaillant à redéfinir la nation. L’exemple de la religion est à cet égard emblématique.

A partir des années 1940, les campagnes wolaita (ainsi que d’autres groupes comme les Oromo du Wellega) ont adopté massivement le protestantisme. Ce dernier offrait une alternative au christianisme de l’Église orthodoxe éthiopienne : une religion internationalement reconnue qui n’était pas celle du pouvoir qui les dominait. La conversion a constitué un geste important de reconstruction collective suite au désastre de la conquête. Par ailleurs, puisque la conversion impliquait de lire la Bible, le protestantisme a été un moteur d’alphabétisation, donc de scolarisation. Les Wolaita ont alors pu poser des conditions à l’école assimilatrice qui infériorisait leur identité. On peut les résumer ainsi : « pour avoir le droit d’être éthiopiens, nous apprendrons votre langue, changerons nos noms et adopterons vos codes. Mais nous resterons protestants, car il s’agit de notre identité wolaita ». Il s’agissait d’une revendication forte car le christianisme orthodoxe était un pilier de l’identité nationale éthiopienne. Ce faisant, les élèves wolaita poussaient à un élargissement des critères d’appartenance à la nation, dans d’âpres négociations quotidiennes au sein du champ scolaire.

L’histoire de l’éducation permet de comprendre le rôle central joué par les populations du Sud, pourtant longtemps à la marge de l’écriture de l’histoire, dans la construction contemporaine de la nation éthiopienne.

Est-il facile de comparer l’éducation promue par une monarchie de droit divin et celle d’un régime marxiste-léniniste ?

La monarchie de droit divin et le marxisme-léninisme ont souvent été présentés comme deux idéologies distinctes mises au service d’un même projet de centralisation politique. Cependant, le régime militaire marxiste-léniniste du Derg a mis en avant un nationalisme séculier, fondé sur un discours beaucoup plus inclusif que celui du régime de Hailé Selassié. Il a reconnu l’oppression passée des diverses « nationalités » éthiopiennes. Je pense que les « négociations scolaires » évoquées plus haut y sont pour beaucoup. Dans les régions, des membres de populations marginalisées avant la révolution ont accédé à des postes administratifs, avant réservés aux fonctionnaires ou « colons » venus du Nord. Les paysans, les musulmans et les populations du Sud sont apparues dans les manuels scolaires où l’oppression passée a été dénoncée. En revanche, il était hors de question d’avancer des revendications sur des critères identitaires. Le pendant de l’inclusion était l’unité. Le Derg professait un nationalisme radical.

Dans le même temps, il a entrepris une immense campagne d’alphabétisation dans les langues locales. Ceci a permis d’écrire des dictionnaires, des grammaires et des brochures d’alphabétisation dans de multiples langues parlées en Éthiopie, ce qui était impensable sous le régime de Hailé Selassié. Ironiquement, les paysans du Sud ont réclamé d’apprendre en amharique, le sésame vers l’espace national. La reconnaissance de leur langue et de leur identité a été évidemment bien accueillie, mais être intégré à l’espace national demeurait essentiel.

A raison, le Derg est tristement célèbre pour son extrême violence, des massacres de la Terreur Rouge à l’interminable guerre contre les indépendantistes érythréens. Cette violence a affecté aussi les écoles puisque, à la fin des années 1980, les jeunes étaient ramassés à la sortie des classes pour être envoyés au front. Des enseignants se souviennent que les bancs étaient alors occupés seulement par des filles. Leurs camarades masculins étaient à la guerre ou avaient quitté leur village pour fuir les conscriptions forcées. Cette tension entre des possibles qui se ferment et d’autres qui s’ouvrent se retrouve dans la mémoire collective. « Le Derg est venu par deux chemins : la violence et la guerre, l’éducation et les services de santé », dit une enseignante wolaita. Au cœur des souffrances, des possibilités ont néanmoins été ouvertes que les dominé·es ont su exploiter.

Cette histoire d’intégration négociée éclaire sous un autre jour l’Éthiopie d’aujourd’hui. La politique de l’identité est devenue la grille de lecture univoque de la société ainsi que le vecteur obligé des revendications populaires, quelles qu’elles soient. C’est évidemment dramatique. Les tueries sont régulières, des milliers de personnes fuient des régions dont elles ne sont pas « originaires ». L’Éthiopie est peut-être à la veille de massacres de masse. En utilisant l’histoire de l’éducation, l’ambition de ce livre était de montrer l’ambiguïté des processus identitaires. Les identités ne sont pas irréductibles les unes aux autres et leur construction suit des cheminements qui n’ont rien de linéaire. En 1991, lorsque des groupes armés régionalistes ont pris le pouvoir et réorganisé l’Éthiopie en un système fédéral découpé selon le critère des « nationalités », l’identité n’était qu’un des éléments structurant du champ politique. Il n’était pas le seul et sûrement pas le plus déterminant. Si le fédéralisme fondé sur l’identité est souvent présenté a posteriori comme la seule option alors viable, elle était d’abord celle de ceux qui ont pris le pouvoir. Dans le Wolaita, la politique de l’identité est aujourd’hui très forte en raison de trois décennies d’un système politique fondé sur elle. Or, la trajectoire d’ensemble de la seconde moitié du 20e siècle était plutôt celle d’une intégration à l’espace national. Les identités n’étaient pas perçues comme inconciliables. Il était possible de parler un idiome politique plus riche et moins pernicieux que celui de l’identité.

Je crois que cette analyse peut être étendue à toute l’Éthiopie. Mais, aujourd’hui, le champ politique est saturé par les discours et les violences identitaires. L’histoire est instrumentalisée par des entrepreneurs d’identités qui attisent les tensions. Dans un tel contexte, il faut défendre une perspective de l’histoire qui, loin de nier les violences passées, porte des définitions riches et inclusives de la nation. Malheureusement, les éthiopien·ne·s qui travaillent aujourd’hui en ce sens demeurent dramatiquement inaudibles.


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